Bonjour à tous,
Il n'y a que Saharienne qui la connaît. L'autre jour - formule classique - j'ai commencé la rédaction d'une nouvelle... Je l'ai enfin finie, et elle est longue. Aussi, permettez-moi de prendre deux posts pour la poster - ah ah ! - parce que sur un seul et unique message, cela vous découragerait par avance.
J'espère que vous apprécierez, ce serait une énorme récompense pour moi. Bonne lecture.
Perdu !
Je ne sais pas vraiment pourquoi je suis descendu dans la rue. Que fais-je ici, alors que tombent soir et mercure ? Suis-je en promenade ? Ce serait fort étonnant. Je rentre du travail ? Possible. Pour une raison qui m’échappe, mon esprit est embrumé… Mais les faits sont là : je suis dehors, et sur le dernier panneau que j’ai croisé était inscrit : rue du bâtonnier.
Nous sommes au mois de janvier, le 6 plus précisément. Ce matin, la radio avait annoncé une grande fraîcheur sur le Nord de la France. Les météorologues ne se sont pas trompés : en ce moment même, il gèle à pierre fendre.
Je marche, droit devant moi, ayant pour seule destination ma maison. J’ai hâte de m’installer sur le divan, au chaud, devant la télévision – il paraît qu’il y a un bon film ce soir.
Je la cherche, dans cet amas d’habitations aux formes plus ou moins variées. Cette rue est parsemée d’arbres dépouillés de toute feuille. Les platanes, les marronniers ont échangé leur parure verte habituelle contre un manteau blanc. En effet, la neige est tombée en abondance hier, et parfois, l’épaisseur de la couche déposée au sol est impressionnante.
Les balcons, ornant quelques façades d’immeubles, portent encore les traces de cet épisode neigeux. Quelques rebords de fenêtres sont également gelés. Au sol, il faut prendre garde aux plaques de verglas… Pour marcher, je m’accroche aux barrières enclavées dans le trottoir…
Quoi de plus normal, un écran indiquait -9°…
A présent, je suis me trouve rue de l’Abbaye. Et je demeure interdit : que fais-je par ici ? Ce n’est pas du tout la route que je devrais emprunter pour rentrer. Engourdi par le froid, je m’arrête un instant et frotte mes mains l’une sur l’autre. Quelle erreur d’avoir laissé mes gants au bureau !
Je contemple un instant la rue. Elle est encore pleine de monde. Les voitures circulent, quoique lentement, sur une route scintillante. Des gens marchent, comme moi. Il y a des collégiens. Des hommes qui descendent du bus. Des enfants qui décrivent inlassablement leur joie d’avoir fait un bonhomme de neige à leur mère, dans le parc de la Hotoie. La lune, quant à elle, est haute dans le ciel. C’est un beau décor. Je me demande quelle heure il est. Ma montre me donne une réponse : dix-huit heures.
Je reprends ma marche pendant un certain temps. Trois quarts d’heures, peut-être. Je tourne à l’angle. Mes mains sont de plus en plus douloureuses… Et soudainement, faute d’attention, je marche un peu trop rapidement sur une plaque de glace que je n’avais pas remarquée. Mes jambes se dérobent, je suis contraint de lâcher la barre sur laquelle je m’agrippais. Moins d’une seconde plus tard, je me retrouve face contre terre. Ainsi je peux me rendre compte, à mes dépens, de la fraîcheur du sol enneigé contre mes joues.
Des passants se retournent. J’en vois deux qui s’approchent de moi et qui me demandent si je ne me suis pas fait de mal. Cependant, ils n’attendent pas de réponse et poursuivent leur chemin. Curieusement, leur expression affiche une sorte de mépris à mon égard. Je ne savais pas qu’un homme qui glisse était si ridicule dans l’esprit des gens.
Je me relève, assez péniblement.
**
C’est alors qu’une question commune me vient à l’esprit. Où suis-je ?
Ce décor m’est parfaitement inconnu. Je n’ai pas le souvenir d’avoir croisé, de toutes mes promenades dans Amiens, ces maisons en brique, ces jardins blanchis d’où émergent des sapins. Je m’arrête un instant, obsédé par l’idée de connaître ma position exacte. J’avais tourné à gauche au coin de la rue Dargent : je devrais donc être rue Chauvelin ? A moins que ce ne soit la rue Rembault, ici ?
Ah ! Ma mémoire me joue décidément des tours : cette défaillance intellectuelle est un véritable handicap, et je me demande ce que j’ai fait pour en arriver là ! J’en viens même à m’agenouiller par terre, plongeant ma tête entre mes mains gercées. Je tente de me rappeler ce que j’ai fait depuis trois quarts d’heure : mais cela me semble si difficile !
Tout à coup, un événement particulier me tire de ma torpeur. Les lampadaires, si brillants auparavant, ne s’allument plus que par intermittence. Cet incident est probablement dû à la consommation des particuliers qui mettent en marche tous leurs chauffages électriques, cela n’aurait rien de surprenant.
Je me retrouve donc périodiquement dans le noir, dans l’obscurité la plus complète. Il y a une maison avec un numéro 15 derrière moi, c’est tout ce que je sais. Une maison chauffée. C’est un rêve, au vu de la situation dans laquelle je me trouve. De toute façon, elle ne peut pas être mienne, je sais que je vis 136, route de Rouen. J’espère que des rares personnes qui empruntent les trottoirs à cette heure-ci, il n’y a personne qui me connaît.
Là où je me trouve, c’est le silence, à peine perturbé par les aboiements réguliers d’un chien à quelques pâtés de maisons d’ici.
J’ai faim, j’ai soif et j’ai froid. Mon apparence est vraiment misérable.
Perdu ! Oui, c’est cela : je me suis tout simplement perdu. J’aimerais tant savoir où je me trouve : mais ces maisons aux portes et volets fermés que ne traverse aucune source de lumière ne m’indiquent pas la présence d’une âme quelconque !
Je m’assieds par terre, la tête entre mes bras. J’entends encore cet animal stupide… Tais-toi, Médor. Tais-toi. A vrai dire, la seule forme de vie encore présente, c’est lui. Mais il ne me sera d’aucune aide.
Le temps s’écoule petit à petit. Le froid devient plus vif que jamais. C’est maintenant que je repense aux sans domicile fixe qui sont confrontés chaque jour à une situation semblable. Comment peut-on survivre des années dans ces conditions ? Et moi, qu’adviendra-t-il de moi ? Serai-je encore en vie demain matin ? Je ne suis guère habitué à ces basses températures. J’essaie de dormir : sans succès.
Tiens… J’entends du bruit, tout à coup. Des rires, des paroles – le plus souvent, des grossièretés. Oui ! C’est cela, il y a des personnes qui s’approchent de moi. Je me relève donc, espérant quelque aide de ces sauveurs dont je ne connais même pas le visage. Juste une adresse. Je veux savoir où je me trouve. Rien que ça. Je n’en veux pas à votre argent. Non. Je vous jure que c’est vrai. S’il vous plaît, mess…
Des skinheads.
Je ne sais plus où me mettre ! J’ai toujours craint ces racailles en foulard, crâne rasé, chez qui décoration est synonyme de ferraillerie ignoble. Un véritable cliché. Pour l’instant, ils sont encore sur le trottoir en face. Mais que faire s’ils s’approchent de moi ? Non ; c’est moi qui vais aller à eux.
Je veux surmonter ma gêne. Je me glisse entre deux voitures, et ma voix s’élève, pleine d’espoir : « Messieurs ! »
Le groupe de cinq s’arrête et me regarde avec mépris. « Qu’est-ce que tu veux ? – Laisse-le, tu n’as pas vu qui c’est, c’est un clodo… - Ne perds pas ton temps avec ça, Jean-Louis…
- Messieurs ! S’il vous plaît, s’il vous plaît ! Je veux juste savoir où je me trouve !
- Tout ce qu’on peut faire, c’est te donner une corde et un tabouret, si tu veux. Ou te faire essayer ceci » dit le plus grand d’entre eux en pointant un instrument de métal. J’ai cru que c’était un couteau. Alors qu’ils s’éloignent sous des rires méchants, je reste debout au milieu de la route, éberlué. Je crois que mes chances de survie viennent de s’envoler.
Résigné à passer la nuit dehors, je retourne à ma place initiale. Sur le perron de la maison du 15 – à moins que cela ne soit le 13 ou le 17 – à garder le maximum de chaleur pour moi. J’ai toujours eu la peau sèche… De ce fait, j’ai l’impression que ma main saigne.
C’est étrange. Le chien, si bruyant quelques minutes auparavant, s’est tu. A la place, j’entends quelques rires. Selon toute vraisemblance, ce sont mes skinheads. Imbéciles.
Le silence. Un lampadaire qui se rallume faiblement. Un autre qui s’éteint. Le vent. Puis un bruit de bouteille qu’on pose par terre. J’entrouvre un œil vers la source de ce bruit : c’est alors qu’un véritable mendiant s’approche de moi. Il est mal rasé et fatigué, ça se sent. J’ai pourtant l’impression d’avoir en face de moi un frère.
« Tu es nouveau dans le coin, toi, constate-t-il en s’asseyant. C’est moi qui suis là, normalement.
- Je me suis perdu dans Amiens. J’ai faim et j’ai froid.
- C’est la vie, que veux-tu, reprend l’autre. Mais tu es jeune, toi. Quand je te regarde, je ne te donne pas plus de quarante ans. Ce n’est pas comme moi, j’en ai cinquante-six. On ne fera plus jamais rien de moi. Et pourtant ! Je n’ai pas l’impression de mériter cette situation. »
Un silence suit ses dires, durant lequel on entend le murmure du vent.
« Je suis rentré chez G… en temps que stagiaire alors que j’avais vingt-trois ans. Plus tard, on m’a embauché, en tant que salarié à part entière. C’était la belle vie, dit-il d’un ton nostalgique. Je me suis marié, j’ai eu deux filles. Mais voilà… J’avais beau être sérieux, faire des heures sup’ dès que c’était nécessaire, l’entreprise a fini par fermer.
- Il y a combien de temps ?
- Quatre ans, répond-il. Je me suis retrouvé au chômage… Ma femme a divorcé… Sans argent, impossible que je paie le loyer… Et me voilà, misérable que je suis, à conserver cette couverture pour tout bien. Je ne connais plus le confort désormais. Ma seule source de plaisir, c’est ça… »
Il désigna sa bouteille. « Pas bavard, hein ? constate-t-il. T’en veux ? »