Bonjour à tous !
Je ne suis pas superstitieux, mais la date du vendredi 13 m'avait inspiré pour vous montrer ce texte que j'ai achevé mercredi dernier. Ah mais mince, je viens de donner l'indice quant au thème...
Bon, comme d'habitude, j'espère que vous éprouverez bien du plaisir à prendre connaissance de cette petite histoire pas très longue. Merci d'avance pour vos remarques, suggestions, critiques qui m'aideront, j'en suis convaincu, à progresser.
Bonne lecture !
Cinquième étage
Baignés dans la lumière artificielle, les murs de la chambre se teintent d’une assez mystérieuse couleur bleue, entre le turquoise et le violet. Il est difficile d’affirmer dès le premier coup d’œil si ce ton est clair, ou foncé. Au contraire, il se revêt d’un aspect métallique froid, presque morbide. Je sais pourtant ces murs recouverts de jaune. Il est étrange de les découvrir sous une telle apparence. La source de cette lumière artificielle est un lumignon près du lit, continuellement allumé. Pour ma part, je pourrais certes actionner l’interrupteur mural, et provoquer ainsi l’illumination du grand luminaire, au centre du plafond. Mais je sais que je ne le ferai pas.
Je pourrais aussi m’étendre sur le lit et m’endormir sur le sommier confortable et moelleux propre à l’hôtel. Mais je sais que je ne le ferai pas non plus. La porte du balcon est demeurée entrouverte. Je m’en approche à petits pas, lentement, tout à fait lentement. Après quelques instants, voire quelques minutes en considérant la très faible vitesse de mes mouvements, me voici derrière une sorte de cage métallique, que l’on pourrait toutefois enjamber sans éprouver tant de difficultés.
Me trouvant aux étages supérieurs de l’immeuble, mon regard se porte naturellement sur la porte d’entrée du rez-de-chaussée. Elle est illuminée de tous les angles. Il y a beaucoup de nuances. Du rouge, du jaune, du blanc, et le bleu de mes murs. L’endroit est tout à fait attrayant pour qui ne connaît pas exactement les lieux.
Ce lieu, ce n’est pas seulement un hôtel. C’est un casino. Un casino-hôtel, comme on en trouve par dizaines du côté Ouest des Etats-Unis. L’établissement idéal pour quelque patron soucieux de retenir le plus longtemps possible ses clients. Avec le recul dont j’ai manqué il y a une semaine, je crois, je peux affirmer, convaincu, mais aussi avec dégoût et colère mêlés, que cet immeuble est tout simplement un piège monstrueux, la tour du pêché !
Je me suis également laissé prendre au jeu.
J’y ai même tout perdu.
Je suis arrivé dans cette ville en tant que directeur financier d’une grosse entreprise… Pourquoi ai-je été logé à pareille enseigne ? Pourquoi ai-je été tenté de miser le premier jeton sur un chiffre compris entre un et trente-six ? Et comment suis-je tombé dans cette spirale infernale du hasard ? J’ai perdu ma première mise ; j’ai donc été tenté de la regagner. Mais ma tentative fut de nouveau infructueuse. J’avais déjà perdu vingt dollars… Cela n’était encore rien à côté de ce que j’ai perdu, ce soir. Poussé par une rage de gagner, j’ai misé, encore une fois, j’ai allongé des sommes plus grandes les unes que les autres. C’est ahurissant, ahurissant de constater qu’il n’a pas fallu davantage pour que le démon de la roulette compte un esclave de plus. Et tout cela, au milieu de quelques hôtesses de charme qui avaient des liens avec le croupier. Ah ! Que je suis tombé bien bas : et j’ai honte, oui, j’ai honte !
Curieusement, mes souvenirs sont assez flous entre ma première et ma dernière mise, hormis le fait que, abusé, drogué par le jeu, j’ai vendu tout ce que je possédais, même ce que j’avais de plus cher, matériellement comme moralement. Ou presque. Il me reste une photographie de mon épouse et de ma fille – non, je me souviens, je l’ai vendue pour quelques centimes supplémentaires. Paradoxalement, j’ai conservé précieusement mon alliance. J’ai également gardé le costume nécessaire pour passer la porte de la salle de jeu, qui s’imbibe de jour en jour de sueur, ainsi qu’un stylo. Et mon destin. Mais quel destin, au juste ?
J’ai vendu et revendu. J’ai dilapidé mes économies, remis à zéro mon compte bancaire. Il fallait satisfaire ma terrible soif de jetons. J’ai perdu et je me suis perdu. Au commencement, j’agissais de manière à rembourser mes pertes, mais ensuite, c’était aussi, et surtout, pour les sensations grisantes éprouvées par le joueur passionné, pour les tensions que l’on ne ressent nulle part ailleurs que devant cette table, le suspense devant la trajectoire incertaine et hésitante de la bille sur le plateau circulaire noir…
En revanche, je me souviens avec précision de ma dernière mise. L’habituel « Faites vos jeux, mesdames et messieurs ! » lancé par le croupier. Le bruit des jetons qui s’amassent sur le tapis vert. Le regard concentré et crispé des badauds espérant, comme si leur vie dépendait de l’encoche dans laquelle s’enfoncerait la bille.
J’ai personnellement misé sur le cinq. J’ai moi aussi espéré, mille fois espéré, entendre l’homme en veston noir déclarer « Cinq, rouge, impair et manque ! ». Après le « Rien ne va plus ! » j’ai vu, comme à l’accoutumée, la petite balle blanche se mettre en mouvement. Je l’ai fixée. Mon honneur dépendait de cet ultime tirage. Et le tirage m’a condamné. J’ai pourtant sursauté à chaque choc de la bille contre les obstacles rectilignes qui se dressaient régulièrement sur le plateau. Mais à un moment, lorsque la vitesse faiblissait, j’ai compris que tout était perdu. Ce n’est qu’à cet instant que je me suis rendu compte de la misère que j’avais créée, autour de moi et pour moi, et de laquelle je ne peux plus ressortir.
« Zéro ! » clama le croupier.
La bille d’ivoire s’était en effet logée dans la seule encoche de couleur verte du plateau. Pas de gagnant, l’établissement récupère les jetons de tous les joueurs. Mes derniers cercles boisés s’éloignent de moi, happés par le râteau du commissaire. Je reste hébété. Zéro. C’est comme un signe du destin, à l’heure où l’on annonce la fermeture de la salle de jeu. L’intégralité des mises disparaît, j’y vois là un symbole. Au final, il n’y a jamais d’autre gagnant que le croupier, peut-être aussi les propriétaires des casinos.
Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi le numéro cinq, lors de ma dernière mise. J’ai en réalité interrogé le destin. Je me suis adressé au démon de la roulette. « Que dois-je faire ? » Telle était ma question, celle d’un homme en perdition. Mais le démon ne m’a pas répondu. Le démon est parti. Il n’y avait plus rien à corrompre en moi.
Numéro cinq. Ma chambre d’hôtel se trouve au cinquième étage de l’immeuble. Sur ce balcon, je me trouve donc à un niveau supplémentaire du pavé citadin. Six au total. Cela représente, à raison de trois mètres en moyenne par étage en incluant le plafond, une hauteur de dix-huit mètres. Ce qui équivaut également à trente-six coudées, ou encore cinquante-six pieds. Que de chiffres, que d’abstractions ! Il faut parler de ce dénivelé plus concrètement. Je m’appuie au balcon du cinquième étage, et j’étudie ici même la fiabilité d’une solution qui, de cette hauteur, me permettrait de renoncer définitivement à mes responsabilités. Absolument toutes mes responsabilités.
Mes mains prennent appui sur la rambarde de l’espace. Je les sens tremblantes. Il fait nuit dehors, il doit être entre deux et trois heures du matin. Les délicieux rayons de la lune éclairent d’une douce lumière bleutée mes membres supérieurs.
Il fait aussi froid, bien que la saison soit belle et que je n’aie pas ressenti le moindre coup de vent.
Par la force de mes bras, mes pieds se soulèvent. Ils ne sont plus en contact avec les carreaux blanchâtres de cette petite place rectangulaire, désormais. Je ferme les yeux. J’étudie, je réfléchis. Quelque chose me retient-il encore ? J’ai interrogé le démon de la roulette. Il a finalement daigné me répondre. Il m’a dit : zéro. J’ai avalé ta fortune et je t’ai pris, toi. Je t’ai perverti grâce à mon invention. Je t’ai corrompu. Oserais-tu avouer tes faits et gestes à ta famille ? Plus rien ne te retient : saute !
Mais quelque hésitation me retient de produire ce spasme violent et décisif, qui aurait pour premier effet une renverse de l’autre côté de la rambarde. Je réfléchis à nouveau. Peut-on s’en sortir, si l’on se bat contre ses problèmes ? Peut-être. Quant à moi, je ne sais pas… Je manque certainement de courage.
L’esprit diabolique n’est pas parti. Je ne le vois pas mais je le sais présent. Il n’est nulle part, et partout à la fois. Je l’entends. Il a la voix du croupier. Il dit : « Trente-cinq, noir, impair et passe ! ». Il chante à tue-tête : « Trente-deux, rouge, pair et passe ! ». Il crie : « Treize, noir, impair et manque ! ». Cette voix me hante désormais. Va-t’en. Va-t’en ! Je t’ordonne de partir ! Mais il n’y a rien à faire. « Deux, noir, pair et manque… »
Je vois qu’il n’y a plus rien à faire. Je vois que je suis condamné. Je regarde en bas. J’ai peur. Vertige. J’ai le vertige. J’ai toujours eu le vertige. Le sol. Le pavé m’appelle. Il y a la fraîcheur. Ce souffle. Ton souffle. J’ai froid. Je tremble. Je claque des dents. Tout est étrange, tout est hostile, tout est terrifiant. Je tremble et mes mains tremblent. J’ose encore. Regarder en bas. Je vois. C’est un tourbillon. Un dangereux tourbillon. Le tourbillon m’emporte. Condamné ! Je suis condamné !
Je sens ton souffle. Tu es devant moi. Tu es en dessous de moi. Je sais. Je sais qu’un jour ou l’autre nous nous ressemblerons. Tout le monde me ressemblera. Tout le monde te ressemblera. Je le sais. Pourtant j’ai peur. Ah ! Et devant moi, il ressurgit, le démon ressurgit ! Je le vois ! Il ouvre la bouche, je ne veux pas ne veux pas l’entendre ! Je le vois ! Il a le visage du croupier ! Il a le sourire du croupier ! C’est le croupier ! Va-t’en ! Va-t’en ! Pars !
J’ai peur. Je tremble. J’ai si peur. Mais en bas… Il y a tes bras. Je regarde tes bras. Je cours vers tes bras. Je tombe dans tes bras.
J’ai vraiment tout perdu.