Sans âge
Au bout du chemin il y avait une évidence. Un homme de glace, gris et immobile étirait sa carcasse et attendait. Semblait attendre. Ses yeux bougèrent et son regard balaya l'allée, passa sur elle comme si de rien n'était, ne fit aucun signe de s'attarder.
- Va y, la pressa une petite voix.
Non.
- Il t'attend.
Non.
- Cours vers lui.
Non.
Car. Au bout de ce chemin, il y avait une évidence. Personne ne tenait à elle là-bas. Des mots menteurs et l'indifférence c'est tout ce qu'elle y trouverait. Elle crèverait là-bas. Quelque soit le chemin qu'elle prenne, elle crèverait. Mais tant qu'à crever autant que ce ne soit pas sous le contact froid de cette statue de cire.
Les nuages tapissaient le ciel d'un patchwork ni noir ni blanc. L'artiste anonyme avait claqué son pinceau sur la toile, éclaboussant le ciel de touches différentes. De gris. Fer, anthracite, argenté ... Un gribouillis de gris. Un mélange fantaisiste de noir et de blanc. L'artiste jeta un coup d'oeil vers le bas.
Loin au dessous, la petite fille marchait, cheveux détachés. Elle voulait avancer. Surtout bouger loin, ailleurs. Ses cheveux s'accrochaient dans le ciel, cachaient un peu les traces de boue sur son visage. Là, pour une fois, ses doigts ne trituraient pas le bout de son écharpe et sa valise rouge cahotait joyeusement derrière elle. La gamine levait les voiles en direction d'un ciel bleu. Enfin semblait vivre.
Elle tourna le coin de la rue.
***
Ces rues étaient vraiment mal foutues ! Et aucune visibilité. Il ne fallait pas s'étonner s'il avait failli télescoper la petite vieille au détour d'un immeuble. Il était pressé quoi ! Habillé d'un complet-veston l'employé de mairie courrait vers son procès : il était en retard et une pile de prospectus et de listes l'attendaient.
La petite vieille ne s'était pas formalisée quand l'employé télécommandé s'était éloigné sans s'excuser d'avoir écrasé ses orteils. S'en fichait royalement même. Du haut de ses 75 ans, elle allait enfin commencer une nouvelle vie. La rue descendait vers la station de tram et chaque pas l'éloignait de ses années gâchées et la rapprochait de celles qui lui restaient.
Elle sauta dans la rame.
***
La gamine entra dans le tram. Glissa son ticket dans la fente pour le composter.
Un homme désigna sa valise du doigt :
- C'est pour aller où ?
Un sourire enfantin étira les lèvres de l'interpellée.
- Ailleurs, répondit-elle alors que son sourire illuminait la grisaille ambiante.
***
Mickaël regardait la fille assise en face de lui. Une fille d'environ son âge, comme tout le monde, pas plus jolie que ça. Même pas bien fringuée en plus ! Des filles comme ça il pouvait en croiser dix ou vingt dans la rue. La différence c'est que, elle, elle souriait dans le vide. Déjà ça changeait des gens sérieux ou endormis du tram. Ensuite, ce n'était pas courant de croiser quelqu'un qui regarde le plafond les pieds sur le siège en face.
- Il est joli le plafond ?
Il fallait bien commencer quelque part.
Le sourire de la fille s'élargit et quitta un instant la contemplation de la tâche qui ornait le haut du tram pour répondre :
- Oui. Très.
- Je ne suis pas spécialiste en plafond mais moi c'est Mickaël. Et toi ?
- Nada.
- Euh ... ça existe ça ?
Ses yeux finirent par se détacher complètement du plafond. Toujours en souriant elle dit:
- Maintenant oui.
C'était assez agaçant. Elle ne donnait pourtant pas l'impression de se foutre de lui.
Le tram ralentit.
- Je descends à cet arrêt. Tu vas où ? A la gare, vu ta valise, non ?
- Non. Je vais jusqu'au bout.
Le tram s'arrêta. Il hocha la tête, soulagé de quitter cette cinglée et un peu déçu en même temps.
- Bon ... à une prochaine fois !
Le lendemain il avait déjà oublié la fille du tram.
***
- Billet s'il vous plaît !
Veste bleue et cheveux virant sur le gris, le contrôleur passait de personne en personne vérifiant cartes et tickets. C'était assez facile il y avait peu de monde vers la fin de la ligne à cette heure ci. Généralement les gens s'arrêtaient à la gare ou dans le centre-ville. Il était assez embêté : hier il avait oublié la Saint-Valentin. Sa femme disait ne pas lui en tenir rigueur mais c'était bizarre qu'elle ait été prise de migraine avant de se coucher. Peut-être qu'en l'emmenant au restaurant cela effacerait son oubli de la veille ... même si ça impliquerait de trouer son porte-monnaie.
Plaf ! Il se prit les pieds dans une valise rouge.
- Votre valise Madame ! C'est dangereux de la laisser traîner là !
- Oups désolée ! J'ai oublié de la remettre quand l'autre personne est partie. Euh vous ne vous êtes pas fait mal au moins ? dit la femme en posant son billet dans la main tendue de l'homme.
- Non mais évitez ça à l'avenir et puis sortez vos pieds du siège !
Sans attendre de réponse, il s'éloigna.
La quarantenaire regarda le contrôleur devenir petit au fur et à mesure de son avancée dans le wagon. Remit ses pieds sur le siège de devant en évitant de poser la semelle sur le tissu. Elle le regarda aussi descendre à l'arrêt suivant. Charles de Gaulle qu'il s'appelait cet arrêt. La vitre renvoyait un reflet fade et sans couleur de son visage. "Hum ... j'aurai peut-être dû sortir le maquillage pour cette occasion". Elle frotta sa joue pour ôter un peu de boue qui traînait, rit un coup et tira la langue au reflet. Ses yeux bordés de pattes d'oie riaient aussi.
- Le train est arrivé à Bouleternère. Veuillez descendre du côté gauche s'il-vous-plaît. Terminus du tram.
La femme descendit du wagon.
***
Le petit garçon s'amusait avec une voiture en plastique sous l'abri de la station de tram. Sa mère et son père étaient en train de se disputer alors il était dehors le temps que ça se calme. Le ciel gris disait qu'il allait bientôt pleuvoir alors 'fallait bien qu'il se mette sous quelque chose. Alors, alors il était là. Un autre tram passa. Et encore un autre après. Il découpait le temps en trams. Là c'était le 24éme.
Une gamine un peu moins grande que lui sortit du numéro 24. Elle était petite. Son écharpe verte dévorait son visage et une énorme valise rouge la suivait.
Elle le regarda et dit d'une voix étouffée par la grosse laine :
- Dis t'as l'heure ?
- Oui. 24 trams.
- D'accord. Merci !
- Dis tu vas où ?
- Moi je vais ailleurs. Tu sais : "changer l'air".
- Oh ! moi aussi j'ai un mp3 pour écouter de la musique mais je change pas souvent l'air de la chanson. La musique de Purika elle est trop forte ! Tu veux écouter un bout ?
- J'sais pas. La Thaïlande n'attend pas hein !
- Tu vas en Thaïlande ?
- T'sais en Thaïlande ils ont des escaliers de 300 marches gardés par des dragons géants.
- Nan. C'est trop bien ! Comme la muraille de Chine ?
- Mieux que ça ! Et dis dis dis tu sais où c'est la Thaïlande ? T'as l'air de savoir. Enfin juste pour confirmer quoi. 'Crois pas que je le sais pas hein !
- C'est à l'Est. Attends ! Je sors ma boussole.
- T'as une boussole toi ?
- Bah oui ! Toi non ? Comment tu veux aller en Thaïlande sans ça ? Regarde elle est cool non ? ATcOUum !
- T'es malade ? C'est la grippe ?
- Nan ! J'suis fort moi. Mais j'attrape froid souvent quand il 'fait pas beau au bout de 70 trams. Mon record c'est 120 trams ! Tiens regarde c'est par là la Thaïlande. Vers la rivière Vuclout. J'y vais avec mon Papa l'été me baigner.
- C'est vrai qu'il y a des crocodiles là-bas ?
- Non juste des ragondins. Oh tu sais quoi ? Prends ma boussole. Comme ça tu 'te perdras pas en allant en Thaïlande.
- Bien vrai ? Merci !
Toute contente la petite fille sautilla les yeux rivés sur la boussole. Rivés sur un Est. Brusquement elle fit demi-tour et se précipita sur le garçon.
- Tiens prends mon écharpe. Tu pourras aller jusqu'à 200 trams avec !
Et elle partit pour de bon en chantonnant "Il était un petit navire qui n'avait ja-ja-jamais navigué. Ohé Ohé ! ..."
***
Le monde se faisait de plus en plus rare dans ce coin de la ville et l'homme se dirigeait vers son HLM tout en regardant de temps en temps s'il n'y avait vraiment plus personne à qui demander. Il n'avait pas totalement perdu son temps : en tout il avait réuni 4 euros et 30 centimes. C'tait pas une somme fantastique non plus mais d'habitude il gagnait moins alors il n'allait pas s'en plaindre. Toujours au chômage et il faisait chaud dans les trams. Les trams c'était l'endroit idéal pour distribuer ses petits papiers et demander de l'argent aux gens. Il faisait trop froid devant les églises et puis d'ailleurs il n'aimait pas les églises.
Une femme, la trentaine, déboucha du coin de la rue le col de son pull remonté jusqu'au nez. Le ciel était gris et le vent s'amusait à emmêler ses cheveux. En passant à côté d'elle, l'homme lui tendit un papier colorié en vert, sa situation écrite en noir. L'inconnue éjecta le coton hors de son nez, eut un grand sourire, farfouilla dans ses poches les retournant complètement et mit la totalité de c'qui s'y trouvait dans le bonnet du gars. Puis l'air de rien elle refourra son nez gelé dans son pull et continua sa route en gardant le papier vert. Sa valise rouge disparut au coin de la rue.
Le gars remit son bonnet sur sa tête et les 18 centimes dans sa poche. Ainsi que le ticket de ciné intact où était écris "Harry Potter et l'ordr - salle 6". Et bougonna :
- P'tin elle a oublié de me rendre mon papier !
***
Le froid commençait à dévorer les mains de la petite vieille. Sa peau était déjà sèche et tachée, qu'elle soit en plus gercée ne la dérangeait pas plus que ça mais il faisait froid tout de même ! Et la valise n'avançait pas toute seule. La mamie plongea dans les profondeurs de son sac pour en sortir des mitaines couleur ciel, souffla dedans pour les réchauffer et les enfila, savourant le contact chaud sur ses mains glaciales.
La sonnerie d'un téléphone émietta le froid. La vieille sursauta.
La valise vibrait ; un vers gris se tortillait au fond. Le portable hurlait "DECROCHE-moi ! REPOND-moi !". La vieille souleva le clapet argenté.
- Eva ?! Eva tu es où bordel ? Arrête tes conneries maintenant ! Ça va pas non de partir toute seule comme ça ? Depuis hier tu ne réponds pas à mes messages. J'en ai assez et aucune envie de te chercher partout à nouveau. Reviens tout de suite ! Ma mère va penser quoi si elle apprend que te t'ai laissé partir hein ? Merde à la fin c'est quoi le problème ? T'es pas heureuse c'est ça ? Parce que si c'est ça arrête de déconner ! Je suis ...
L'homme à l'autre bout du fil continuait à parler, parler, hurler. La vieille se félicita d'avoir éloigné le téléphone de son oreille. Elle n'écoutait pas vraiment ce discours répété mille fois déjà. En fait si elle avait décroché c'était uniquement pour :
- Dis, t'sais ? Bon vent 'mec !
Et elle referma le clapet en souriant. Le bruit de l'autre hurlant "EVA" coupa net. Guillotiné le gars ! Plus de voix !
Elle se releva, prit sa valise et repartit. Le Soleil était en train de se coucher et la Lune était déjà visible. Il faisait froid mais pas tant que ça finalement. Le ciel était gris mais il ne pleuvait pas tout compte fait. La nuit allait être belle. Cela faisait un moment que la nuit ne l'avait pas tant été. Et, elle, elle riait toute seule. Son âge elle s'en foutait ; elle vivait. En passant devant une poubelle, elle laissa tomber son téléphone. L'amie poubelle l'avala bien vite avec un "dong" satisfait.
- C'est parti vieille bique ! Et va !
Elle riait riait riait.
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Premier topic, premier texte. Du coup j'sais pas trop quel effet il fera ... j'attends vos avis. ^^
Si vous avez eu envie de vomir ou ronfler ou autre en lisant n'hésitez pas à le dire.