J'aimerais apporter ma modeste contribution, en vous faisant partager un article de journal écrit par
Mario Vargas Llosa, écrivain espagnol classique, sur
Karl Popper philosophe politique.
Je vous laisse le texte d'origine en espagnol :
http://elpais.com/elpais/2012/09/07/opinion/1347012110_209153.html
Et voici le texte traduit en français :
Sans Hitler et les nazis, Karl Popper n'aurait jamais écrit ce livre-clé de la pensée démocratique et libérale moderne,
la société ouverte et ses ennemis (1945), et sa vie aurait été probablement celui d'un professeur obscur de philosophie de la science, retiré dans sa ville natale de Vienne. On savait très peu de chose de l'enfance et de la jeunesse de Popper – son autobiographie (1976) les cache presque entièrement – jusqu'à l’apparition d'un livre de Malachi Haim Hacohen,
Karl Popper, the formative years 1902-1945 (2000), investigation complète sur cette époque de la vie du philosophe dans le contexte brillant de Vienne, de la fin du XIX°siècle jusqu'au début du XX°, une société multiculturelle et multiraciale, cosmopolite, d'une créativité littéraire et artistique effervescente, d'esprit critique et d'intenses débats intellectuelles et politiques.
Puisque avec l'occupation nazi d'Autriche en Mars 1938 la vie culturelle de ce pays entra dans une étape d'obscurantisme et de décadence qui n'a pas encore été rattrapé – ses meilleurs talents émigrèrent, furent exterminés ou soumis par la terreur et la censure –, ça coûte du travail d'imaginer que Vienne, où Popper fit ses premières études, où il découvrit sa vocation pour l'enquête la science et la dissidence, où il apprit le métier de menuisier et milita dans le socialisme le plus radical, était peut-être la ville la plus culte et libre d'Europe, un monde où les catholiques, les protestants, les juifs intégrés ou sionistes, libre-penseurs, franc-maçons, athées, coexistaient, polémiquaient et contribuaient à révolutionner les formes artistiques, la musique surtout, même s'il y a aussi la peinture, la littérature, les sciences sociales, les sciences exactes et la philosophie. Un livre récemment traduit de William Jonhston,
The Austrian Mind : An Intellectual and Social History 1848-1938 (1972), reconstruit avec rigueur cette fascinante Tour de Babel dans laquelle Popper apprit précocement à détester le nationalisme, une de ses bêtes noires à laquelle il a toujours identifié avec l'ennemi mortel de la culture et de la liberté.
La famille de Popper, d'origine juive, s'était convertie au protestantisme deux générations avant qu'il naisse en 1902. Son grand-père paternel avait une formidable bibliothèque dans laquelle lui, enfant, il contractait la passion pour la lecture. Il ne s'est jamais consolé d'avoir dû la vendre quand s'effondrèrent les finances de sa famille qui, durant son enfance, était très prospère. Dans sa vieillesse, quand pour la première fois dans sa vie, il reçut un peu d'argent pour ses droits d'auteurs, il essaya sincèrement de la reconstruire, en vain. Son éducation était protestante, stoïque, puritaine et même s'il s'est marié avec Hennie une catholique, cette morale stricte, calviniste, de renoncer à toute sensualité, d'auto-exigence et d'austérité extrême, l'accompagna tout sa vie. Selon les témoignages recueillis par Malachi Hacohen, ce que Popper reprochait le plus à Marx et Kennedy, ce n'était pas leurs erreurs politiques mais de s'être permis d'avoir des amantes.
Dans la ville Vienne de sa jeunesse – La Viena Roja –, il prévalait un socialisme libéral et démocratique propice au multiculturalisme, et beaucoup de familles juives intégrées comme la sienne occupaient des positions privilégiées dans la vie économique, universitaire et même politique. Son rejet précoce de toute forme de nationalisme – la régression vers la tribu – l’amena à s'opposer au sionisme et il a toujours pensé que la création d’Israël était « une erreur tragique » . Dans l'ébauche de son autobiographie il a écrit une phrase très dure : «je me suis opposé initialement au sionisme par ce que j'étais contre toute forme de nationalisme. Mais je n'ai jamais cru que le sionistes deviendraient racistes. Cela me fait ressentir de la honte envers mes origines, car je me sens responsable des actions des nationalistes israéliens» .
Il pensait alors que les juifs devaient s'intégrer aux sociétés dans lesquelles ils vivaient, comme avait fait sa famille, car l'idée « du peuple élu » lui paraissait dangereuse. Cela présageait, selon lui, les visions modernes de la « classe élue » du marxisme ou de la « race élue » du nazisme.
Cela devait être terrible pour quelqu'un qui pensait de cette façon voir comment, dans la société qu'il croyait ouverte, l’antisémitisme commençait a croître comme l'écume par l'influence idéologique qui venait d’Allemagne et se sentir tout d'un coup menacé, asphyxié et obligé a s’exiler.
Peu après, exilé en Nouvelle Zélande où grâce à ses amis F.A Hayek et Ernst Gombricht il avait obtenu un modeste travail comme lecteur dans l'université Canterbury à Christchurch, il apprend que 16 proches parents – oncles, tantes, cousins, cousines –, en plus d'innombrables collègues et d'amis autrichiens d'origine juive comme lui et parfaitement intégrés, seraient annihilés ou mourraient dans les camps de concentration victime du racisme démentiel des nazis.
C'est ce contexte qui induit Popper à s'éloigner pendant quelques années de ses recherches scientifiques ([…]) et à prêter ce qu'il nommerait sa contribution intellectuelle à la résistance contre la menace totalitaire. Il y a eu en premier
La pobreza del historicismo (1944-1945) et ensuite
La sociedad abierta y sus enemigos (1945). Malachi Hacohen trace une minutieuse et absorbante histoire des conditions difficiles, moindres qu’héroïques, dans laquelle Popper a travaillé ces deux œuvres de philosophie politique, qui lui donneraient plus tard une célébrité qu'il n'a jamais imaginé, en laissant un peu de côté les études et obligations administratives à l'Université, en demandant une aide bibliographique à ses amis européens et en vivant dans une pauvreté qui par moment se rapprochait de la misère, aidé par la loyauté et les dons missionnaires de Hennie, qui déchiffrait le manuscrit, le dactylographiait et de plus le soumettait par moment sous de sévères critiques.
Malachi Hacohen dans ce livre, a tellement travaillé sur le jeune Popper comme dans son enquête sur les origines du totalitarisme en Grèce classique qui, selon lui, commence avec Platon jusqu'à Marx, Lenin et le fascisme, en passant par Hegel et le Comte.
Et par moments on a l'impression que, au cours de ces années remplies d'une dévotion intense, il est passé d'une admiration dévote et presque religieuse envers Popper à un désenchantement, à mesure qu'il découvrait dans sa vie privée les défauts et manies inévitables, ses intolérances, son peu de réciprocité avec ceux qui l'ont aidé, ses dépressions et son peu de flexibilité pour accepter l'arrivée de nouvelles formes, idées et modes de la modernité. Quelques-uns de ces critiques me paraissent très injustes mais elles ne figurent pas dans le livre dédié à celui qui a toujours soutenu que l'esprit critique est la condition indispensable du progrès dans le domaine de la science et de la vie sociale et que c'est en soumettant à l'épreuve – c'est à dire en essayant de les falsifier, de démontrer qu'elles sont fausses – qu'on connaît la vérité ou le mensonge des doctrines, théories et interprétations qui prétendent expliquer l'individu isolé ou immergé dans l'amalgame social.
De plus, Malachi Hacohen établit clairement, contre ce qu'on est arrivé à croire durant la Guerre Froide, que Popper était le philosophe natif du conservatisme, ses thèses sur la société ouverte et la société fermée, l'essentialisme, l'historicisme, le Tiers-Monde, l’ingénierie sociale fragmentaire, l'esprit tribal et ses arguments contre le nationalisme, le dogmatisme et les orthodoxies politiques et religieuses, couvrent un grand spectre philosophique libéral dans lequel peuvent se reconnaître sans ambiguïté toutes les formations politiques démocratiques, depuis le socialisme jusqu'au conservatisme qui acceptent la division des pouvoirs, les élections, la liberté d'expression et le marché. Le libéralisme de Karl Popper est profondément progressiste parce qu'il est imbu d'une volonté de justice qui se trouve parfois absentes dans ce qui chiffre le destin de la liberté seulement à partir des marchés libres, en oubliant que ces marchés terminent, selon la métaphore de Isaiah Berlin, permettant aux loups de manger tous les agneaux. La liberté économique, que Popper a défendu, devait être complémentaire avec une éducation publique de haut niveau et de diverses initiatives d'ordre social, comme une vie culturelle intense et accessible au plus grand nombre, afin de créer une égalité des chances qui empêche, dans chaque génération, la création de privilèges hérités, ce qui lui a toujours semblé être aussi néfaste que les dogmes religieux et l'esprit tribal.