Bonjour,
Voici un texte que j'avais écrit il y a trois ou quatre mois.
Il s'agit d'une nouvelle, proposée dans le cadre d'un concours d'anglais sur la solitude. Et qui m'a valu un prix ^^
Je vous laisse la découvrir, si vous le voulez bien. J'espère que vous apprécierez, le contenu est assez sombre.
O.
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Peut-être avait-il contemplé des formes et des paysages du vaste monde qui l'entourait. Peut-être avait-il écouté, sans le savoir, le bruissement de l'eau claire et des rivières, senti l'odeur fraîche des fleurs tout juste écloses, admiré le rose de l'aurore, dans un grand ciel dégagé, lorsque le soleil n'avait pas encore surgi de l'horizon. Il était trop jeune pour s'en souvenir, trop jeune pour apprécier. Depuis, l'obscurité l'avait enveloppé, et bouché ses yeux. La maladie l'avait condamné à vivre dans la pénombre, à l'écart de la lumière du jour et du soleil, comme un animal nocturne, discret et silencieux.
Il n'avait que deux ans lorsque, quelques mois après l'apparition de sa maladie, son père partit. Comme s'il voulait lui-même se réveiller et sortir du cauchemar d'avoir conçu un fils infirme et défaillant, à jamais privé d'avenir et de lumières, pour qui la vie ne serait jamais qu'une errance malheureuse dans un désert noir et stérile, en marge du monde. Il avait sans le savoir maudit son fils et, au même moment, il lui semblait s'être maudit lui-même. Quoique lâche, la fuite lui paraissaît être sa seule chance, la seule échappatoire, la seule manière de nier une évidence et une culpabilité originelles, génétiques, sur lesquelles il n'avait jamais eu de droit ni de pouvoir.
Parfois,
Il voyageait.
Dans cet appartement hors du temps et du monde où ni jour ni nuit n'était distinguables par les fenêtres teintées, O. vivait seul avec sa mère. Lorsque sa main traversait la combinaison intégrale qui le recouvrait en permanence, sa mère était, en dehors de lui-même, la seule forme humaine et vivante qu'il pouvait toucher et décrire. Ses doigts allaient et revenaient sur son front, sur ses joues, sur ses yeux. Il n'avait qu'un souvenir flouté et coloré de son visage, qu'il s'efforçait de ne pas perdre, comme un artiste repassant les traits d'un précieux dessin resté trop longtemps au soleil.
Elle était la seule envers qui il pouvait parler sans risquer la blessure et le rejet. Elle était son unique intermédiaire entre le monde désespérément clos de l'enfant de la lune qu'il était, et l'autre auquel le soleil avait donné vie. Comme aveugle, il ne pouvait voir à quoi ressemblait le monde extérieur, c'était sa mère qui répondait à chacune de ses sollicitations sur l'univers qui l'entourait, décrivant tout l'espace, soucieuse de détails. Elle racontait, expliquait tout. A sa manière, il voulait tout voir, tout comprendre, tout contenir.
Parfois,
Il rêvait.
Le jour ou la nuit, la nuit ou le jour, il ne savait pas. Éveillé ou endormi, endormi ou éveillé, cela n'importait pas.
Dans son monde noir, vierge et nu, il n'avait d'amie que sa seule imagination. Il arrivait qu'une idée traverse son cerveau comme un éclair, sans lui laisser le temps de la saisir et de la capturer. Et alors, frénétiquement, son cerveau énumérait, générait des centaines de situations, parcourait la forêt puis l'arbre invisible de ses sentiments, jusqu'à retrouver par un heureux hasard l'endroit d'où avait surgi cette idée. Et alors, il s'engageait sur le même chemin qu'elle, essayant seul de la retrouver. Il empruntait un sentier où tout devenait à la fois clair, doux et vaporeux. Il se perdait, mais il savait. Il savait qu'il était ailleurs, cet ailleurs dont il avait toujours rêvé.
Il s'envolait
. vers d'autres mondes possibles,
Filant
. vers un autre univers,
. . vers d'autres formes
. . vers d'autres réalités,
. . . vers la lumière et la beauté des ailleurs.
O. gardait des sensations si précises de ses rêves qu'il lui semblait retrouver l'usage de sa vue dans ces moments-là. Comme si sa propre imagination avait ensorcelé ses yeux, pour qu'il les recouvre à chaque fois qu'il l'embrasserait. Ensorcelé sa peau, pour qu'elle redevienne lisse et blanche, à chaque fois qu'il la laisserait s'étendre et envelopper son esprit. Ensorcelé son corps, le transportant en des lieux qu'il croyait avoir déjà visités dans le passé, quoique leur apparence soit, il le sentait, radicalement différente de ce qu'elle devrait être. Mais cela importait peu. C'était son monde à lui. Un monde calqué sur le réel, dont il avait conservé le meilleur, et repeint le pire pour le conformer à ses désirs et ses envies. Il voyait l'univers à travers le prisme de son esprit, aveugle et aveuglé, le regardant avec des couleurs, et des formes qui n'existaient que pour lui.
Parfois, une ville nouvelle se dessinait. Lentement, les réverbères se transformaient en d'immenses arbres qu'il n'avait jamais vus, mais dont il connaissait la forme et les feuilles. Leurs tiges de métal se déformaient tout en se décolorant, tandis qu'au sommet, les torches explosaient en un bouquet de feuilles palmées. Désirant voir un beau paysage qu'il ne pourrait jamais contempler qu'ici, dans cet endroit affranchi de toute réalité terrestre, il fit disparaître des voitures semblables à des jouets en plastique, les échangeant contre de grands navires aux toiles colorées, filant silencieusement sur l'eau. Des trottoirs, il fit une longue étendue rectiligne de sable, de la route, un canal, qui se jetait dans la mer toute proche, et de cet immeuble un grand phare, dont il pouvait toucher les pierres lourdes et moites, et dont il occupait le sommet. Des mouettes et des goélands apparurent, volant dans le ciel en émettant des cris satisfaits, tandis qu'une odeur douce et salée s'élevait du sable, rejoignant des cieux dégagés. Lorsqu'il eut ainsi terminé de convoquer les éléments, il demeura pensif devant ce spectacle qu'il avait lui-même inventé, posant ses mains lisses et humides sur la vitre transparente, désireux de goûter à la lumière généreusement fournie par l'astre qui surplombait son monde.
"Fais-le !" semblaient dire les oiseaux dans leur piaillement continu.
Alors, il ouvrit la fenêtre, et se pencha au bord de celle-ci, prenant le soleil en pleine face.
Comme un papillon retrouvant enfin le jour,
Comme un insecte s'arrachant enfin de la nuit.
L’enchantement s’était brisé. Il venait de sortir de l’enfance. C’était le matin de ses treize ans. Ou le soir. Les heures n’existaient pas sur cet îlot d’obscurité, perdu quelque part sur un océan de vie rythmé par le lever et le coucher du soleil. Tiré de son songe, O. releva ses paupières et ne vit rien d’autre que l’obscurité dense et uniforme des jours ordinaires, celle d'une nuit sans étoiles. Ses joues, en revanche, étaient chaudes, exactement comme s’il venait de prendre un coup de soleil prolongé. Il passa sa main rugueuse sur la peau sèche et épaisse de son visage. Il eut l’impression de caresser un tas de cendres aux contours irréguliers.
Il se leva et, comme chaque jour, revêtit la combinaison le protégeant de la lumière. Il avait rêvé d’un phare et il se trouvait sur une île abandonnée, rendue à une nature injuste et ingrate, qui en faisait ce qu'elle voulait. Il aurait rêvé d’être cette luciole des mers, guidant les navires égarés dans les eaux troubles de la nuit. Il aurait voulu que l'on se souvienne un jour de lui. Mais ce grand et épais drap blanc lui rappelait tous les jours qu’il n’était au contraire qu’un papillon de nuit, un fantôme au milieu de la nuit perpétuelle, une créature que l'on ignorait en attendant qu'elle disparaisse. Il lui arrivait de penser qu'ouvrir cette fenêtre aurait été plus simple. Il aurait pu devenir cette torche se consumant sous l'effet d'un soleil qui n'avait pas voulu de lui, filant vers le sol avec ses rayons. Mais il ne le faisait pas. Il ne s'en sentait ni la force ni le courage.
Alors il restait tapi dans le noir, n'éprouvant ni goût, ni envie pour rien, se détachant du monde. Ainsi allaient les jours, ainsi allait le temps, traversant le présent avec indifférence. Parfois, il divaguait, assemblait des idées et des choses singulières et hétéroclites, comme pour mieux se perdre dans ses pensées, comme pour mieux franchir ce portail, ce portail au-delà duquel tout devenait meilleur et leste, tout devenait plus juste - où il était enfin comme les autres, où on le connaissait, où on se souviendrait de lui. Mais il n'y parvenait pas, il n'y parvenait plus. Il ne parvenait plus à trouver la clé de cette antichambre d'un paradis fait à sa mesure. Etait-ce l'épuisement ou était-ce la douleur, la douleur de ce feu qui rongeait inexorablement ses joues et faisait danser des flammes invisibles, ce feu que les flots irréguliers de ses larmes ne parvenaient pas à éteindre ? Ou était-ce la douleur et l'injustice de devoir mourir sans avoir connu la vie ? La douleur de ne jamais avoir eu d'ami, la douleur de ne jamais avoir aimé, la douleur de ne pas avoir été aimé, délaissé par un père qui ne voulait pas de lui ? La douleur d'avoir malgré lui fait le malheur de sa mère, l'unissant à sa propre souffrance, à laquelle ni l'un ni l'autre, il le savait, ne survivraient ? Il prit sa tête brûlante entre ses mains, s'allongeant sur le côté. Qu'il aurait voulu ne pas avoir à se rendre compte ! Il aurait voulu continuer à s'évader, pour toujours, continuer à fuir cette réalité, se réfugiant dans ses rêves pour quitter le cauchemar de sa propre existence. Mais il n'y parvenait pas, il n'y parviendrait plus. Il le savait.
Il savait qu'il ne rêvait pas,
Il savait
Qu'il ne rêverait plus,
Qu'il ne pouvait plus rêver.