Souffrance...
Je ne pensais pas que je survivrais. Non. Le corps humain a vraiment des ressources insoupçonnées... Remarque, rien ne dit que je vais passer la nuit.
Souffrance.
Je me réveille pour la cinquième fois. Mes vêtements collent à ma peau à cause de la transpiration. Pourtant, la vapeur d’eau cristallise à la sortie de ma bouche… Combien de temps va durer cette…
Souffrance.
Le petit matin… Les premiers rayons du soleil flirtant avec mes paupières m’ont réveillé. Il ne s’agit plus d’espérer une fin rapide, soit elle sera longue et douloureuse, soit je vais m’en tirer. Est-ce que je peux rêver un peu d’espoir ? Je tente de bouger ma jambe gauche…
Souffrance.
J’ai perdu connaissance. Ma jambe gauche est fracturée en plusieurs endroits. Ce que j’avais pris pour un éclat de roche planté dans la cuisse est en fait un os, mon fémur, qui pointe à l’air libre…
Souffrance.
Je bascule mon poids sur le côté droit et retiens un hoquet de douleur. J’ai sans doute quelques côtes brisées. Il faut absolument que j’évite les chocs, la pression sur elles. Le risque serait que je me perce un poumon et alors je mourrais noyé dans mon propre sang.
Souffrance.
Mes bras sont endoloris mais ne semblent pas cassés, c’est à n’y rien comprendre. Mon visage, cependant, m’apparaît changé sous les palpations douces de mes doigts coupés, brisés pour l’annulaire et le majeur de la main gauche. Mon nez, en particulier, ressemble plus à un steak fraîchement haché par le boucher, impossible de sentir quoi que ce soit. Il me manque des dents et…
Souffrance.
Ma mâchoire… Putain d’enfoiré de merde. Je dois avoir la mandibule inférieure fracturée en trois endroits. Ma langue a triplé de volume, j’ai du en sectionner un morceau lorsque mes dents ont claqué sous les chocs. Je crache un jet de sang coagulé. Ou plutôt le laisse baver le long de ma barbe pour éviter la…
Souffrance.
Je me traîne dans la poussière, je dois essayer de remonter la pente rocheuse sur laquelle j’ai dévalé. En haut, c’est l’espoir. En haut, c’est la vie. Un passant, un touriste, ou même un mari en route pour aller voir une amante, je m’en fous. L’un deux pourra m’aider. Peut-être. Le monde tourne autour de moi.
Souffrance.
J’entame ma lente ascension. Les roches coupent furieusement les paumes de mes mains. Je transpire à grosses gouttes et j’ai sur la langue le goût ferreux du sang. Je pue la crasse, la mort et l’urine. Ouais, ma vessie s’est vidée durant la nuit. Et je ne sais pas si les boyaux n’en ont pas fait autant… En tout cas, pour l’instant, ça va dans le sens inverse : le vomi suit le chemin du sang coagulé. Ma barbe porte les preuves de mes rejets. Je m’arrache les ongles sur les prises minuscules.
Souffrance.
Je m’arrête à mi-hauteur pour reprendre mon souffle. Tout mon corps crie, hurle sous la torture de l’agonie. Je ne suis que douleur. Je me passe la main dans les cheveux et sens des bosses inhabituelles sur mon crâne. Je contemple le précipice, vers où j’ai atterri hier soir. Il y a bien cinquante mètres jusqu’à mon promontoire. Je lève les yeux vers le haut, les ferme un instant pour stopper un vertige. Encore cinquante mètres. Plus que cinquante. Je me retourne pour vomir. Je ne comprends pas comment j’ai pu survivre à ça.
Souffrance.
J’ai soif, j’ai faim. Mais je grimpe. La douleur est telle que je suis au bord de la folie. Ou de l’épuisement. Ou de tomber inanimé. Au choix. Faites vos jeux messieurs dames. Rien ne va plus.
Souffrance.
Finalement, je vois le bout, le bout de l’épreuve. Je sens que je peux y arriver. Plus que quelques mètres. Entre temps, j’ai vomi. Et encore. Je n’ai plus rien à évacuer mais les spasmes me secouent à intervalles réguliers.
Souffrance.
Enfin. Je sens le sol s’aplanir. Je passe le parapet défoncé. Je suis sur le bitume. Je me hisse pour être debout, la jambe gauche tendue en évitant de porter mon poids dessus. Enfin. J’ai réussi. Espoir. Vie. Je me tourne face au précipice, je lève les bras au ciel et j’hurle mon défi à la Mort. Mais ma mandibule se rappelle à mon bon souvenir et je finis par hurler de douleur. Des larmes s’écoulent, mon visage se congestionne. Des vaisseaux autour de mes yeux éclatent. Je les sens. Je crois d’ailleurs que c’est à ce moment-là que je comprends d’où viennent ces vomissements répétés, ces vertiges, je me rappelle de la forme de mon crâne. J'essaie de marcher, mais ma jambe gauche se plie de façon grotesque. Ma vision se voile sous la torture. Je perds l’équilibre, je tombe à la renverse. Le choc de l’arrière de ma tête sur le goudron donne la touche finale au tableau de ma Mort.
J'entends alors son rire inquiet qui sonne le glas de mon existence.
Néant.